jeudi 16 février 2012

Le livre déprécié ...

Le livre déprécié
Article paru dans l'édition du Monde du 03.02.12
L'irruption de l'« e-book » et la hausse prochaine de la TVA, qui contribuent à fragiliser libraires et éditeurs, sont les signes d'une révolution silencieuse en cours. Annonce-t-elle la fin d'une civilisation ?



La fin de la civilisation du livre ne veut pas dire la fin du livre. Un nombre d'ouvrages conséquent continue, heureusement, à être édité. Un nouveau mode d'existence du livre devient de plus en plus facilement accessible, le livre électronique, sans pourtant que celui-ci semble, en tout cas pour le moment, supplanter le livre imprimé.
Mais alors pourquoi s'inquiéter ? Pourquoi parler d'une fin de la civilisation du livre ? Parce que le livre, qui fut traditionnellement le principal moyen d'accès au savoir sous toutes ses formes aussi bien qu'à la littérature, est en train de déchoir de ce piédestal. Certes, on pourrait dire qu'il n'y a là rien de grave, que le livre a un bel avenir devant lui avec le livre électronique et que d'autres supports peuvent également apparaître. Le livre tel que nous le connaissons n'a pas toujours existé, il a une date de naissance qui coïncide avec celle de l'imprimerie, il n'y a rien de choquant à ce qu'il vieillisse et se trouve remplacé par des supports plus rapides, plus disponibles, mieux adaptés aux technologies de l'époque.
Tout cela est vrai et mon objet n'est pas d'opposer le livre imprimé au livre électronique : combat d'arrière-garde, perdu d'avance. Il est en revanche de dire que la révolution technologique de l'information a rabattu le livre sur un espace plat et indifférent dans lequel il n'a plus aucune dignité particulière. Au livre comme oeuvre se substitue une multiplicité de textes désarticulés, accessibles indépendamment les uns des autres sur un espace plat où l'on trouve également une myriade d'autres textes désarticulés. La désarticulation : telle est la première déchéance du livre. Les conséquences négatives s'en font vivement sentir, dans l'enseignement supérieur en particulier.
Mais il y a une seconde déchéance du livre, économique cette fois : sa réduction à un objet de consommation équivalent à n'importe quel autre. Ce phénomène affecte la culture en général et le livre en particulier. Il est amorcé depuis une quarantaine d'années. L'augmentation, au 1er avril, de la TVA sur le livre imprimé (de 5,5 % à 7 %) ainsi que sur d'autres produits de consommation est, non la cause, mais le dernier signe de ce phénomène, son expression terminale. Le fait que le livre, comme objet culturel par excellence, n'ait pas été distingué (pour un bénéfice fiscal minime) prouve la négligence et l'indifférence avec laquelle il est traité par un gouvernement dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est pas composé de lettrés (chacun se souvient des épisodes d'anthologie de La Princesse de Clèves et de « Zadig & Voltaire »). Cela se traduira par une augmentation des tracasseries administratives pour les éditeurs et les librairies dans le réétiquetage des stocks, et porte aussi un très mauvais coup au livre lui-même.
La loi Lang a heureusement évité au livre, jusqu'à présent, d'être pris dans une concurrence des rabais entre grandes surfaces et librairies indépendantes, qui eût été la mort irrémédiable de ces dernières. Il est incompréhensible d'ailleurs qu'au niveau des établissements publics comme les universités ou les institutions de recherches (le CNRS mis à part, semble-t-il), le livre soit soumis à la réglementation des marchés publics qui favorise les grands groupes, parfois sans murs, contre les librairies plus petites, mais indispensables à la vie intellectuelle du pays. Le prix unique devrait rendre inutile la procédure des marchés qui a des effets pervers considérables dans ce domaine. Pour prendre un exemple : pourquoi la librairie philosophique Vrin, qui est la dernière librairie majeure de la place de la Sorbonne, à Paris, ne pourrait-elle pas bénéficier de commandes publiques, alors même qu'elle est au coeur de la vie philosophique du pays ? Imagine-t-on la place de la Sorbonne sans aucune librairie ? Quel cauchemar ! On ne tient donc ainsi nullement compte de la spécificité de ce secteur par rapport aux biens ou aux services matériels.
En somme, le livre lui-même est attaqué dans ce qu'il a de plus distingué, singulier, difficile éventuellement. Des mesures qui permettraient aux librairies indépendantes de bénéficier des commandes publiques selon leurs spécialités, ou même sans spécialité, parce qu'elles font vivre la culture du livre dans une ville, pourraient être prises très rapidement et aideraient beaucoup d'entre elles à continuer à diffuser et à exposer les livres dans l'espace public. Les commandes sur les sites Internet sont très aisées et souvent très utiles, mais ces sites n'ont aucune existence dans l'espace urbain ; en outre la promotion des livres s'y fait principalement sur le mode de la publicité et du chiffre de vente. En revanche, pour un libraire, conseiller un lecteur, discuter avec lui, lui faire découvrir des oeuvres dont on ne parle pas ou apprendre de lui qu'il devrait y avoir tel ou tel ouvrage dans la librairie qui n'y figure pas, contribue à créer un lien culturel autour du livre. Qui n'en voit l'importance ? Qui ne voit le désastre que constitue la fermeture accélérée de nombre de librairies en France remplacées par des agences bancaires ou des magasins de fringues ?
Cette double déchéance du livre, dont les conséquences sont immenses sur le statut du savoir et des oeuvres, se traduit dans la considération commune par une nouvelle représentation du livre : son inutilité. Si tout ce qu'il contient est immédiatement accessible sans qu'on ait besoin de le lire entièrement ou même en partie, si en outre il est en concurrence avec d'autres produits de consommation sans le moindre privilège, pourquoi acheter un livre ? Pourquoi acheter tant de livres encombrants, chers et finalement inutiles ? L'idée qu'on puisse avoir besoin de livres et que ce besoin puisse correspondre à une urgence devient complètement incompréhensible et incongrue, parfois même au coeur des universités. Voilà ce qui flotte dans l'air : l'esprit d'un temps qui n'a plus d'esprit, ou si peu.
Mais, face à cette révolution silencieuse, qui affecte non seulement les librairies mais aussi les éditeurs de savoir (philosophie, sciences humaines et sociales, etc.) sur lesquels repose la diffusion de la pensée et de la science d'ici et d'ailleurs, tout n'est peut-être pas perdu. En cette période électorale, il reste à espérer que tous ceux, et ils sont nombreux, qui ressentent cruellement cette dérive qui restreint l'espace du livre et le réduit à un simple objet de consommation dont l'utilité est incertaine, se mobilisent et exigent des candidats à la présidence de la République des réponses précises concernant leurs projets touchant la politique culturelle en général et celle du livre en particulier. Il importe que les mesure soient prises afin que le livre continue d'être au coeur de la vie culturelle du pays.
Yves Charles Zarka